Quelle est la place des émotions dans le leadership des managers ? Comment les décoder, les prendre en compte et
les utiliser, afin de mieux gérer ensuite celles des collaborateurs ?

Pour Christophe Haag, professeur et chercheur Ă  l’EM Lyon, et Brigitte Dubreucq, fondatrice du cabinet Coherens, dĂ©velopper son intelligence Ă©motionnelle peut aider Ă  de meilleures dĂ©cisions, et Ă  conjuguer performance et bien-ĂȘtre collectif.
En quoi l’intelligence Ă©motionnelle peut-elle ĂȘtre utile aux managers dans leurs prises de dĂ©cision ?

Christophe Haag : GĂ©rer ses Ă©motions et celles des autres, c’est l’une des clĂ©s de
l’intelligence Ă©motionnelle ; une capacitĂ© mentale qui permet de raisonner Ă  partir des
émotions. Celles-ci sont souvent annonciatrices de ce qui va se passer dans un futur
proche, et il est possible d’intĂ©grer ces informations. Certains sont davantage capables que
d’autres de les repĂ©rer, de comprendre leurs causes et leurs consĂ©quences, puis de
s’adapter.
Les managers ont tout à gagner à développer leur intelligence émotionnelle. De nombreuses
Ă©tudes dĂ©montrent qu’un individu Ă©motionnellement intelligent est moins stressĂ©, moins
sujet au burn-out. Il prend aussi de meilleures décisions, particuliÚrement dans des
situations complexes.
Concernant les prises de décision, on remarque que les managers émotionnellement
intelligents sont beaucoup plus Ă  l’écoute de leurs propres Ă©motions. Ils savent au fond
d’eux que sans Ă©motions, il est impossible de faire un choix.

Ils savent suivre leur intuition, leur ressenti, qu’il soit plaisant ou dĂ©plaisant, et capter les informations nĂ©cessaires pour
prendre de meilleures décisions.

En cette pĂ©riode complexe oĂč nous n’avons plus le temps pour la rĂ©unionnite aigĂŒe, il s’agit d’un avantage. Tout va plus vite, les zones d’incertitudesont de plus en plus larges, les dĂ©cisions doivent ĂȘtre prises dans l’instant : pas le temps de plonger dans un raisonnement purement analytique, il faut se servir de ses Ă©motions. Or, les
Ă©motions sont des indicateurs fiables de ce qui se passe autour de soi, Ă  l’instant T.
Brigitte Dubreucq : Les Ă©motions ont un impact important sur les dĂ©cisions des managers : elles donnent des colorations aux prises de dĂ©cisions et aux actions. Savoir dĂ©coder et rĂ©guler ses Ă©motions permet de ne pas agir d’une façon parfois trop irrationnelle, voire stupide. Il s’agit d’une vĂ©ritable soft skill dans laquelle il faut investir : la connaissance de soi et de la gestion de son systĂšme Ă©motionnelle.
Quels peuvent ĂȘtre les bĂ©nĂ©fices de cette intelligence Ă©motionnelle pour
leurs salariés ?
CH : L’intelligence Ă©motionnelle amĂ©liore Ă©galement la qualitĂ© des relations avec l’autre ; ici,
les collaborateurs. À l’EM Lyon, nous menons une Ă©tude portant sur le sujet, et elle montre
que plus un chef d’équipe est Ă©motionnellement intelligent, moins il est toxique pour son
environnement. Les Ă©motions passent d’une personne Ă  une autre, en trĂšs peu de temps :
c’est ce que l’on appelle la contagion Ă©motionnelle. Or, le rĂŽle du manager Ă©tant trĂšs
important au sein de l’entreprise, sa responsabilitĂ© est ainsi de diffuser des Ă©motions
bénéfiques pour lui comme pour son équipe.
Lors d’un conflit, un manager Ă©motionnellement intelligent se mettra au diapason de l’autre.
Il cherchera Ă  comprendre les besoins et les attentes de son interlocuteur. Et il le fera
beaucoup plus vite qu’un autre, car il saura dĂ©crypter la gestuelle, la posture, les non-dits de
son collaborateur ; autant de canaux expressifs des émotions. Ce qui lui permettra de
désamorcer trÚs rapidement une situation tendue.
BD : Connaßtre ses émotions et savoir les décrypter est important, car elles permettent de
connaßtre ses propres limites et réactions : elles sont importantes pour soi. Afin de moins
stresser. Mais elles le sont aussi pour les relations que l’on Ă©tablit avec les autres. DĂ©crypter
les Ă©motions des autres permet de mieux comprendre ce qui se passe au sein d’une Ă©quipe,
et d’inciter chacun à exprimer son ressenti. Ainsi, un manager peut-il pousser ses
collaborateurs Ă  dĂ©velopper eux aussi leur intelligence Ă©motionnelle, afin d’ĂȘtre plus
épanouis, et de mieux travailler avec les autres. Tout le monde y gagnera en performance
individuelle, collective et décisionnelle.
L’intelligence Ă©motionnelle du manager est aussi capitale en cette pĂ©riode de crise, dans
laquelle il est capital de dĂ©velopper l’engagement des salariĂ©s. Une bonne comprĂ©hension
de soi et de ce qui motive les autres, ce qui les fait bouger, permet de répondre à leurs
besoins, et de créer une solide motivation de fond ; un engagement pérenne, dans le temps.
OĂč en sont les managers en matiĂšre d’intelligence Ă©motionnelle ?
BD : La prise de conscience de l’importance des Ă©motions dans le management a beaucoup
progressĂ© ces derniĂšres annĂ©es. L’intelligence Ă©motionnelle est Ă©tudiĂ©e dans le cadre du
travail depuis 25 ans, et a mis Ă©normĂ©ment de temps Ă  Ă©merger. Mais aujourd’hui, on en
parle de plus en plus. Ce sujet est désormais incontournable dans les entreprises. Les
managers semblent en majoritĂ© avoir compris qu’il Ă©tait important de ne plus laisser les
Ă©motions Ă  la porte de l’entreprise. Mais ils ne savent pas forcĂ©ment comment faire.
CH : Nous n’avons pas tous Ă©tĂ© Ă©duquĂ©s Ă  recevoir toutes les informations autour de nous,
et à se servir de nos émotions. Nombre de managers sont prisonniers de croyances
limitantes. Ils pensent encore que les Ă©motions nuisent Ă  l’impartialitĂ© du jugement et gĂȘnent
la prise de décisions. Ils méconnaissent bien souvent la fonction des émotions dans la prise
de dĂ©cisions et dans l’organisation de leurs conduites. Mais beaucoup d’autres souhaitent
aussi changer.
Avec une confrĂšre de l’EM Lyon Business School, nous avons lancĂ© un outil, le QE Pro (Q
pour quotient, E pour Ă©motion, Pro pour professionnel). Il s’agit d’un test (dĂ©diĂ© aux
managers et dirigeants) qui mesure la performance d’un individu dans l’exĂ©cution de tĂąches
et dans la résolution de problÚmes de nature émotionnelle. Cet outil scientifique nous
montre que seuls 2 % des managers sont “surdouĂ©s” de l’intelligence Ă©motionnelle (QE ++).
Mais l’intelligence Ă©motionnelle se travaille. Il est possible de dĂ©velopper ses compĂ©tences
émotionnelles tout au long de sa vie. Un manager peut apprendre à mieux identifier ses
émotions, à mieux les comprendre et à les réguler. Et je suis de plus en plus sollicité par les
entreprises, et mĂȘme par les managers personnellement, qui souhaitent s’amĂ©liorer dans ce
domaine.
La crise du Covid leur a souvent fait prendre conscience aux managers qu’il y avait une
sorte de magma d’émotions toxiques Ă  traiter chez les collaborateurs (colĂšre, peur,
jalousie
). Ce surplus d’émotions complexes en entreprise reste trĂšs prĂ©gnant aujourd’hui,
avec le risque d’une contagion Ă©motionnelle problĂ©matique. Et seuls des managers
Ă©motionnellement intelligents peuvent la juguler. En “filtrant” les vraies peurs des fausses
peurs, la vraie colĂšre de la fausse colĂšre. Et en transformant ce trop plein d’émotions
négatives en quelque chose de positif.
MĂȘme si la bataille ne fait que commencer pour faire exploser les croyances limitantes qui
empĂȘchent tous les managers de devenir Ă©motionnellement intelligents, il y a une vraie prise
de conscience depuis la crise.
Quelles sont les étapes à suivre pour un manager qui souhaiterait
développer son intelligence émotionnelle ?
CH : MĂȘme si elles sont encore rares, il existe des formations et des cours, notamment Ă 
l’EM Lyon, destinĂ©s Ă  comprendre le fonctionnement des Ă©motions dans le management, et
Ă  les utiliser ensuite sur le terrain. Des coachs permettent aussi d’apprendre Ă  dĂ©velopper
son intelligence émotionnelle.
D’autres pratiques permettent de travailler soi-mĂȘme ces compĂ©tences. Lire des romans
permet de booster votre empathie, puisqu’en se plongeant dans une histoire, vous vous
plongez dans la psychologie des personnages, et vous comprenez mieux la nature humaine.
Lire des livres sur le sujet est également trÚs utile, car cela favorise une prise de
conscience.
On apprend aussi beaucoup par les expériences de vie : je conseillerai aux managers
d’essayer de sortir systĂ©matiquement de leur zone de confort, d’aller vers les autres,
notamment pour expĂ©rimenter des situations oĂč cela “coince” Ă©motionnellement. Cela vous
permettra de mémoriser comment votre façon de vous comporter à changé ou non telle ou
telle situation. Afin de mieux agir / réagir ensuite.
Les managers exercent un métier émotionnel. Leur importance est capitale en matiÚre de
contagion Ă©motionnelle. Dans une pĂ©riode (la crise du Covid) oĂč l’on perd le goĂ»t et l’odorat,
il ne faut surtout pas perdre le goĂ»t de l’autre.
BD : Il faut d’abord ĂȘtre humble, accepter ses limites, et ensuite ne pas hĂ©siter Ă  se faire
accompagner, car une telle dĂ©marche n’est pas Ă©vidente en solo. L’idĂ©e est de dĂ©couvrir son
niveau d’intelligence Ă©motionnelle, en le mesurant via des tests par exemple. Puis de se
faire aider, par exemple par un coach, dans l’établissement d’un plan d’action.
Mais surtout, il faut garder en tĂȘte que ce travail prend du temps et qu’il ne peut pas ĂȘtre
réalisé en mode sprint : cela demande de la répétition et du temps pour décrypter ses
émotions et ses réactions